Sur le risque de gestion de fait en matière d'acquisitions immobilières
- garreauavocat
- 17 déc. 2021
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SUR LE RISQUE DE GESTION DE FAIT EN MATIERE D’ACQUISITIONS IMMOBILIERES ASSORTIES D’OBLIGATIONS DE FAIRE A LA CHARGE DU VENDEUR
Par un arrêt du 4 novembre 2021 (Cour des Comptes, 7ème Chambre, 4 novembre 2021, n° S-2021-2100), la Haute Juridiction financière s’est prononcée pour la première fois, sur les critères de requalification d’un acte d’acquisition immobilière en marché public, dans le cadre de la gestion de fait.
Dans cette affaire, l’examen des comptes et de la gestion de la communauté de communes d’Aubusson-Felletin, puis de la communauté de communes Creuse Grand Sud, pour les exercices 2013 à 2017 avait conduit le procureur financier à relever dans deux réquisitoires n° 2018-0040 du 28 septembre 2018 et n° 2019-0074 du 10 octobre 2019 (réquisitoire supplétif), l’existence d’une gestion de fait imputable, selon son analyse, à l’ancien exécutif de ladite communauté de Commune, que je représentais, et au notaire en charge de l’acte d’acquisition d’un ancien site industriel.
Par un raisonnement complexe, le Procureur financier estimait que l’opération d’acquisition d’une friche industrielle sur le territoire de la Commune d’Aubusson, par la Communauté de Commune, pouvait être décomposée en deux opérations distinctes comportant à la fois l’acquisition du foncier, et un marché public de travaux relatif à la démolition des bâtiments présents sur lesdites parcelles. Dans les faits, le conseil communautaire de la communauté de communes d’Aubusson-Felletin avait décidé, le 28 novembre 2012, le principe de l’acquisition d’un bien immobilier, pour constituer une réserve foncière : la friche de Sallandrouze, appartenant à la SARL Foncière MRP. L’usine Sallandrouze avait cessé la majeure partie de ses activités sur le site et son acquisition par la Communauté de Communes présentait un intérêt public évident, en raison notamment de l’épuisement des réserves foncières dont disposait la Communauté de Communes et de l’emplacement stratégique des parcelles concernées permettant l’implantation d’une chaufferie bois collective au centre d’un réseau d’équipement public sur le site Sallandrouze. Un besoin futur pour l’extension du parking de la Maison de Retraite était également identifié.
Cependant, au moment de l’acquisition, les bâtiments de l’ancien site industriel couvraient la quasi-totalité du site. A certains endroits, ils étaient en cours d’effondrement. Compte-tenu de la nature du site, la Communauté de Commune avait donc souhaité que le vendeur fasse son affaire de la démolition de l’usine, pour ne pas faire supporter à l’EPCI le risque de mauvaises surprises liées à la démolition d’un site complexe.
En conséquence, le conseil communautaire d’Aubusson-Felletin, par délibération du 20 décembre 2012, décidait de l’acquisition du bien pour un montant de 450 000 €, mention étant faite d’une proposition initiale du vendeur de 490 000 €, déconstruction incluse, et d’une estimation de France Domaine de 440 000 €. L’acte de vente du 17 septembre 2013 prévoyait donc un prix de vente de base de 200 000 € et un complément de prix de 250 000 €, le prix de base étant fixé à la valeur du terrain eu égard à la présence de pollution dans les sols et sous-sols, et le complément de prix correspondant aux travaux de déconstruction et de dépollution à réaliser ; il prévoyait également que le complément de prix séquestré chez la notaire serait payable à l’avancement des travaux et au plus tard le jour de la signature d’un acte complémentaire reçu par le notaire dans les trois mois suivant la réception des travaux.
Ce montage, certes original, était appréhendé par le Procureur financier, comme une opération complexe, susceptible d’être dissociée en un acte d’acquisition du foncier, d’une part, et en un marché public de travaux de démolition, d’autre part. Le ministère public, dans ses réquisitoires successifs, en tirait comme conséquence que la nature réelle de la dépense, relative au complément de prix était, pour partie, différente de celle présentée au comptable, l’acte de vente ayant un double objet, à savoir : l’acquisition d’un bien immobilier pour 200 000 €, puis, postérieurement à l’acquisition, la réalisation par le vendeur de travaux de déconstruction et de dépollution pour un complément de prix de 250 000 €. Selon le Procureur financier, le contrat, à hauteur du complément de prix, devait s’analyser comme un marché de travaux, à défaut comme un mandat, et ne formait pas un tout indissociable de la vente. Cette requalification emportait pour conséquence que l’Ordonnateur de la Communauté de Commune, comme le notaire en charge de la vente n’étaient habilité à recevoir cette somme en application ni du code général des collectivités territoriales (CGCT) ni du décret n° 45-0117 du 19 décembre 1945, et devaient donc être qualifiés de comptable de fait.
Par jugement n° 2020-0016 rendu en date du 5 octobre 2020, la Chambre Régionale des Comptes Nouvelle Aquitaine suivait l’analyse du Procureur financier. L’ancien président de la Communauté de Commune, Monsieur Michel Moine, que je représentais, le notaire et la SARL FONCIERE MRP avait été reconnus comptable de fait, au motif que ceux-ci auraient extrait irrégulièrement une somme de 250.000,00€ correspondant aux travaux de démolition susvisés, des caisses de la Communauté de Commune d’AUBUSSON FELLETIN devenue CREUSE GRAND SUD.
Sur mes conseils, l’ancien Président de la Communauté de Commune était la seule partie à relever appel du jugement susvisé devant la Cour des comptes.
Par l’arrêt commenté rendu le 4 novembre 2021, la Cour des Comptes infirme le jugement susvisé et juge qu’il n’y a pas lieu, en l’espèce, à gestion de fait. Le non-lieu est prononcé et s’étend à l’ensemble des personnes visées par le jugement.
Pour ce faire, la Cour des Comptes a dû examiner les deux moyens de fonds soulevés par l’appelant tenant, d’une part, à l’absence de mandat fictif (I) et d’autre part au caractère infondé de requalification d’une partie de l’opération en marché public.(II)
I/ SUR LE MANDAT FICTIF COMME CRITERE NON EXHAUSTIF DE LA GESTION DE FAIT
Par un premier moyen de fond, l’appelant, soutenait que la gestion de fait suppose automatiquement le caractère occulte de la manipulation des fonds publics, or en l’espèce l’ensemble des opérations ayant conduit à l’acquisition des terrains de l’ancienne usine de SALANDROUZE ont été régulièrement accomplies, sans aucune dissimulation.
Ainsi, aux terme de l’alinéa 2 de l’article L 5211-17 code général des collectivités territoriales :« Toute cession d'immeubles ou de droits réels immobiliers envisagée par un établissement public de coopération intercommunale donne lieu à délibération motivée de l'organe délibérant portant sur les conditions de la vente et ses caractéristiques essentielles. La délibération est prise au vu de l'avis de l'autorité compétente de l'Etat. Cet avis est réputé donné à l'issue d'un délai d'un mois à compter de la saisine de cette autorité. Lorsque cette opération est envisagée dans le cadre d'une convention avec une commune, copie de cette délibération est transmise à la commune concernée dans les deux mois suivant son adoption. »
En l’espèce, comme rappelé plus avant, l’acquisition des terrains litigieux, pour un montant de 450.000,00€ avait fait l’objet d’une demande d’avis aux services de France Domaine. Le prix d’acquisition correspondait d’ailleurs à la valeur vénale du bien déterminée par ledit avis, pour l’acquisition d’un terrain nu, en ce compris les travaux de démolition et de dépollution. Cette acquisition a été approuvée par deux délibérations du Conseil communautaire de la Communauté de Commune d’AUBUSSON-FELLETIN, dont une du 20 décembre 2012 autorisant le président à signer l’acte de vente.
Le premier juge retenait au contraire dans ses motifs pour qualifier la gestion de fait, la dissimulation au comptable de la nature réelle d’une partie de la dépense, c’est-à-dire un mandat fictif.
Le moyen dans sa première branche exigeait de déterminer si l’existence d’un mandat fictif est obligatoire pour qualifier la gestion de fait. Le Conseiller Maître, Monsieur Philippe GEOFFROY, Rapporteur du dossier, pour trancher la question cite la doctrine et en particulier Jacques Magnet, lequel énonce que : « l’extraction irrégulière de fonds des caisses publiques, qui les soustrait aux comptables publics, leurs seuls détenteurs réguliers, est opérée sous le couvert de dépenses apparentes viciées par l’absence de dettes ou de créanciers véritables » ( Jacques Magnet, les gestions de fait, 2ème éd. P. 33 LGDJ, 2001)
Selon le Rapporteur Philippe GEOFFROY, dans ses conclusions sur l’arrêt commenté : « Jacques Magnet distingue deux cas de figure, les irrégularités relatives à l’objet des dépenses (mandats fictifs), et celles relatives aux destinataires réels des paiements (substitution de créanciers fictifs aux créanciers effectifs). Dans les deux cas évoqués, une gestion de fait en dépenses suppose donc une manœuvre de dissimulation. La plupart du temps, il s’agit de contourner les contrôles du comptable patent en lui donnant une information erronée. » Bien qu’il vise plusieurs jurisprudences rendues par la Cour des Comptes ou le Conseil d’Etat, suivant la théorie du mandat fictif (CC, Gestion de fait des deniers du centre hospitalier de Champagnole n° 67725, 12 septembre 2015 ; CE, Mme Fanon-Alexandre, n° 351750, 30 décembre 2013), le Rapporteur Philippe GEOFFROY propose cependant à la Cour de s’écarter de toute corrélation systématique entre gestion de fait et mandat fictif. Le Rapporteur GEOFFROY rappelle que « la Cour a en effet déjà jugé qu’au cas où il n’y aurait dissimulation de l’objet des dépenses à qui que ce soit, le maniement n’en serait pas moins dépourvu de titre (par exemple parce qu’il s’agirait de dépenses dont la délégation n’est pas autorisée, ou parce que la forme requise pour le mandat n’aurait pas été respectée, par exemple pour défaut d’indication de durée). Dans de tels cas, les éléments constitutifs d’une gestion de fait sont réunis. » (cf. pour exemple cité, CC, gestion de fait des deniers de l’Etat, n° -2015-1777 du 21 décembre 2015).
La Cour des Comptes dans l’arrêt commenté retient la position de son Rapporteur:
« 19. Attendu que si d’éventuelles contradictions entre un mandat de paiement et l’un de ses justificatifs sont susceptibles d’engager la responsabilité du comptable patent qui a effectué le paiement, elles ne suffisent pas à caractériser une gestion de fait ;[…] 21. Attendu toutefois que, contrairement à ce qui est soutenu dans l’autre branche du moyen, les gestions de fait en dépense ne naissent pas obligatoirement de mandats fictifs ; qu’une gestion de fait se trouve suffisamment caractérisée dès lors que les deniers publics sont maniés sans titre, même en l’absence de toute manœuvre de dissimulation… »
Ainsi, la première portée de l’arrêt MOINE est d’établir l’absence de caractère obligatoire du mandat fictif pour caractériser la gestion de fait. En revanche, et de manière évidente, la présence d’un mandat fictif est susceptible d’engager la responsabilité de l’ordonnateur pour gestion de fait. En l’espèce, la Cour retient cependant que : « indépendamment de la qualification juridique du contrat conclu entre le vendeur et l’acheteur en ce qui concerne le « complément de prix » et du choix de l’imputation comptable, l’objet réel de la dépense n’était pas différent de celui qui résulte du mandat, eu égard aux pièces qui l’appuyaient ; qu’aucun élément n’a été dissimulé à la comptable patente, qui était au surplus intervenue à l’acte et qui en était cosignataire ». Le jugement de la Chambre Régionale des Comptes entrepris est donc infirmé sur ce point. Point de mandat fictif en l’espèce, l’opération d’acquisition litigieuse ne souffre donc d’aucun caractère occulte. La Cour estime cependant que ceci n’est pas suffisant pour écarter définitivement la gestion de fait et la haute juridiction envisage donc le deuxième moyen de fond soutenu par l’appelant.
II/ SUR l’application de la théorie de l’accessoire à LA REQUALIFICATION DE L’ACTE DE CESSION EN MARCHE PUBLIC DE TRAVAUX
Le raisonnement retenu par le premier juge reposait, comme il vient de l’être rappelé, sur la requalification du contrat de vente passé par l’EPCI, en marché public. En effet, la qualification de la gestion de fait ne tient en l’espèce que s’il est possible de considérer que le contrat, passé par la Communauté de Commune, n’est pas un acte d’acquisition d’un bien immobilier, mais bien, pour partie, un marché de travaux, pour lequel, ni l’Ordonnateur de la Communauté de Commune, ni le notaire en charge de la vente n’ont été habilité à manier les fonds.
En effet, l’article 60-XI de la loi n° 63-156 du 23 février 1963 de finances pour 1963 définit la gestion de fait de la manière suivante:
« XI - Toute personne qui, sans avoir la qualité de comptable public ou sans agir sous contrôle et pour le compte d'un comptable public, s'ingère dans le recouvrement de recettes affectées ou destinées à un organisme public doté d'un poste comptable ou dépendant d'un tel poste doit, nonobstant les poursuites qui pourraient être engagées devant les juridictions répressives, rendre compte au juge financier de l'emploi des fonds ou valeurs qu'elle a irrégulièrement détenus ou maniés.
Il en est de même pour toute personne qui reçoit ou manie directement ou indirectement des fonds ou valeurs extraits irrégulièrement de la caisse d'un organisme public et pour toute personne qui, sans avoir la qualité de comptable public, procède à des opérations portant sur des fonds ou valeurs n'appartenant pas aux organismes publics, mais que les comptables publics sont exclusivement chargés d'exécuter en vertu de la réglementation en vigueur…»
A contrario, l’appelant soutenait qu’à l’analyse des pièces contractuelle et de l’économie générale de l’opération, l’objet principal du contrat était l’acquisition du bien, la réalisation des travaux de démolition par le vendeur ne constituant qu’une modalité de règlement du prix, l’objet principal restant l’acquisition de la parcelle.
Or, selon les dispositions de l’article L2241-3 du CGCT : « Lorsque les communes et leurs établissements publics procèdent à des acquisitions immobilières à l'amiable suivant les règles du droit civil, ou lorsque l'acquisition a lieu sur licitation, le notaire rédacteur de l'acte procède s'il y a lieu, sous sa responsabilité, à la purge de tous privilèges et hypothèques.
Les fonds qui lui sont remis sont alors considérés comme reçus en raison de ses fonctions.»
Ainsi, dans le cadre d’une vente immobilière, la séparation de l’Ordonnateur et du comptable est respectée dès lors que l’ensemble des étapes en amont du versement des fonds au notaire sont mises en œuvre. Les fonds qui lui sont remis pour règlement sont alors considéré somme reçu à raison de ses fonctions, la gestion de fait étant exclue dans cette hypothèse.
La Cour des Comptes n’avait, jusqu’à présent, jamais eu à trancher un tel litige. En revanche, la jurisprudence administrative a pu connaitre de conventions de nature similaire, qu’elle a pu qualifier de contrats de vente en retenant l’application de la théorie selon laquelle l’accessoire suit le principal, les travaux ne constituant pas l’objet principal de la convention. (CAA Nantes, 19 septembre 2014, n°12NT02593 ; CAA DOUAI, 25 octobre 2012, n° 11DA01951).
Le Rapporteur Philippe GEOFFROY dans ses conclusions sur l’arrêt commenté proposait deux solutions alternative. A titre principal, le Rapporteur souhaitait que soit appliqué un critère reposant sur la qualification du complément de prix: « Il convient en premier lieu de trancher le point de savoir si, au-delà des termes employés dans l’acte de vente, l’on se trouve réellement dans une logique de pure acquisition selon le droit civil, à savoir si la somme de 250 000 € représente un vrai complément de prix, ou si au contraire on est face à un contrat de travaux conclu à titre onéreux, auquel cas la question du fondement juridique du maniement se pose ». A titre subsidiaire, le Rapporteur public proposait de retenir la position de l’appelant, basée sur la logique des arrêts précités des Cour Administratives d’appel de Nantes et de Douai, soit l’application de la théorie de l’accessoire.
C’est cette deuxième solution que retient la Cour des Comptes dans l’arrêt commenté : «24. Attendu que, comme le souligne le ministère public en ses conclusions, les travaux ont concerné un bien qui était entré dans le patrimoine de la commune dès la signature de l’acte de vente ; qu’en principe de telles opérations relèvent d’un marché de travaux publics ;
25. Attendu toutefois qu’en application du principe selon lequel l’accessoire suit le principal, lorsque les travaux ne représentent que l’accessoire d’une acquisition immobilière, l’opération dans son ensemble est, par exception, assimilable à une acquisition immobilière ; »
Ainsi donc, la Cour des Comptes applique la théorie de l’accessoire pour qualifier la nature juridique d’un contrat dans le cadre de la qualification de la gestion de fait.
Suivant les conclusions de l’appelant, la Cour estime donc que « l’opération dans son ensemble pouvait en l’espèce être qualifiée d’acquisition ; que la détention et le maniement des fonds par le notaire au titre des travaux à réaliser trouvaient ainsi un titre légal dans les dispositions des articles L. 2241-3 et R. 2241-2 du code général des collectivités territoriales ».
Il appartiendra donc aux ordonnateurs des collectivités territoriales, lorsqu’ils assortissent les actes d’acquisition de biens immobilier d’obligations de faire à la charge du vendeur, de veiller à ce que celles-ci ne constituent pas l’objet principal du contrat, sous peine de poursuites pour gestion de fait. A présent que la jurisprudence de la Cour des Compte est établie, il est possible de conclure que ce type de montage présente un risque juridique pour les Ordonnateurs et les notaires, qu’il convient d’appréhender en amont pour éviter toute requalification.

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